La destruction créatrice de Schumpeter c’est d’abord une vision datant de 1920 (et développée par la suite) que le capitalisme sera écrasé, détruit par l’innovation, un jour ou l’autre. C’est aussi l’affirmation que l’innovation destituera les papes et les rois, et cette remise en cause des élites dominatrices de l’Europe pendant près de 20 siècles, est en pleine accélération, ce qui fait peur aux intellectuels de tout bord. Convenons-en, cher Luc Ferry, à la lecture de votre petit livre (déjà cité), on se prend à rêver d’un pouvoir rendu aux individus face au monstre capitaliste. Un court instant !
Etant plutôt optimiste par nature, je basculerai, à vous lire, dans le clan des idiots naïfs qui voient en l’innovation, le salut de l’homme, et son accession à un bien-être supérieur, tandis que la majorité de nos concitoyens serait plutôt versée au pessimisme imprimé par les médias redoutant, comme vous le prévoyez, leur disparition (et la nôtre par un curieux effet domino qu’il faudra m’expliquer un jour). Vous-même cher Luc, vous hésitez entre les deux faces de cette pièce (curieuse métaphore pour l’innovation que la traditionnelle et désuète pièce de monnaie héritée des rois de France et de l’empire romain). Optimisme romantique ou pessimisme écologico-normatif ? Schumpeter n’était pas très optimiste quand à la survie du capitalisme mais il estimait sans doute, comme après lui de nombreux philosophes du 20ème siècle, que le progrès révélerait la force de l’individu humain, plus enclin à partager les ressources et la connaissance qu’à courir après l’argent pour l’argent. Admettons que, pour l’instant, les pessimistes ont toutes les raisons d’affirmer que détruire l’emploi et « droguer » les consommateurs à la surconsommation, sont les seuls résultats tangibles de l’innovation. Mais pourquoi auraient-ils raison demain ? L’économie de partage dont vous ne dites rien, le recours à l’intelligence et à la générosité collective (crowdsourcing et crowdfunding) que vous semblez ignorer, sont pourtant des signes que l’humain peut reprendre le pouvoir sur les organisations séculaires et détentrices de l’argent (mais plus forcément du pouvoir). Il est très probable que ma future banque sera une banque collective, une banque tribale reposant sur la confiance des pairs et non sur le dictat des technocrates.
Mais quittons un instant le débat du futur de l’économie pour vous suivre sur celui de l’art ! L’art contemporain que nous avons parfois du mal à comprendre et qui semble, lui aussi, courir à sa perte. En effet, mirage culturel des enrichis par le capitalisme, l’art serait une sorte de rédemption, rapprochant le bourgeois du bohème. Je trouve cette analyse remarquable, cher Luc, mais je m’interroge sur l’attirance qu’exerce l’argent sur le bohème / artiste. Est-on encore un artiste lorsqu’on « produit de l’art » pour l’argent ? Et de nous expliquer que tout a déjà été inventé à la fin du 19ème ou au début du 20ème et que les artistes contemporains actuels n’ont, hélas, plus grand chose à proposer qui soit innovant. Ainsi tout aurait-il fini dans un urinoir, fusse-t-il celui de Marcel Duchamp ?
L’innovation artistique est-elle encore imaginable ? Serait-elle abordable par le commun des mortels ou, à nouveau, réservée à une élite absolue, celle qui triompha au sommet du triangle de Kandisky ? Comme chez Maslow plus tard, le sommet du triangle représente pour Kandisky l’élévation spirituelle, seulement habitée par les grands maîtres, comme Picasso, guide suprême. Je reprends ici votre citation de Kandisky (pour mes lecteurs) : « Parfois, à l’extrême pointe (du triangle) il n’y a qu’un homme, tout seul. Sa vision égale son infinie tristesse. Et ceux qui sont au plus près de lui ne le comprennent pas. Dans leur indignation, il le traite d’imposteur… ». Serions-nous les indignés ? Face à l’innovation, qui peut nous paraître terrifiante aujourd’hui, serons-nous (nous la base du triangle) en mouvement vers le sommet, comme le suggère Kandisky ? Atteindrons-nous un jour la connaissance ?
« La dissonance picturale et musicale d’aujourd’hui n’est rien d’autre que la consonance de demain », affirme-t-il encore. Dans cette approche de l’histoire de l’innovation artistique, on doit se résoudre à vous suivre, cher Luc, dans la démonstration de toute puissance des élites intellectuelles. Serait-il concevable pour les bourgeois et les bohèmes (curieusement fondus désormais) que l’innovation surgisse aussi de l’individu (issu de la masse) ? Pourrions-nous nous élever vers la force créatrice de l’innovation ? Ou devrons-nous encore la redouter comme une menace pour notre avenir, ainsi que les bien-pensants assis sur leur trône (de plus en plus virtuel) voudraient nous la présenter ?
Alors de quel côté de la force seriez-vous, cher Luc ?
Always be a Jedi !