Tu crois naïvement que c’est le lieu qui compte plus que tout. Normal. Tu es venu pour faire tiers-lieux jusqu’à Metz, ville magnifique bercée par la Moselle. Et puis quand tu entres dans cet espace ouvert dans d’anciens entrepôts ou hangars industriels, tu ne vois que des gens. Tu perçois un fourmillement intellectuel, des conversations croisées, une variété de personnages impliquées et accueillants qui te fait vite oublier le décor.
Ce ressenti est très fort. Ici, au Blida, se sont réunis pendant 3 jours tous ceux et celles qui se sont engagés dans des projets différents pour une société différente. Depuis 2016, pour les précoces, des lieux qui ré-inventent notre relation à la société, au sens du collectif solidaire et responsable, s’implantent un peu partout en France. Ils sont désormais plus de 2000 à porter ce nom de tiers-lieux. Aide aux démunis, aux victimes de la fracture numérique, facilitateurs de projets, d’initiatives sociales et/ou professionnelles, centres de formation, terres d’accueil et d’une agriculture vertueuse, activités culturelles ou artistiques, le tiers-lieux est multiple et divers. Il est immense parfois, il est à peine visible dans d’autres cas. Il est toujours utile et évolutif. Il est devenu tendance.

Les personnes qui s’engagent dans cette voie, le savent bien : cette alternative aux organisations économiques classiques est fragile. Alors même qu’elles font preuve d’une force, d’une résilience que nombre d’entrepreneurs devraient leur envier, ici, chacun est dans le respect absolu des autres et cela sans un regard sur les trajectoires ou le passé. Alors, lorsque j’ose révéler à certains que je suis un marketer, à ma grande surprise, personne ne quitte la table ni ne me tourne le dos. Ici, la curiosité et la bienveillance l’emportent sur le jugement hâtif et réducteur. Ici tout le monde le vit au quotidien, il faut dépasser les apparences, rassurer sur l’intention et convaincre que l’impact positif sera au bout du chemin. Il y a bien longtemps que je n’avais rencontré autant d’e vivacité d’ouverture d’esprit et de volonté d’entraide dans une communauté.
J’ai ainsi beaucoup appris de mes échanges avec Armelle et Anne-Sophie, à propos de l’ancrage local des tiers-lieux et de leurs rapports aux collectivités territoriales. Armelle est directrice de l’association l’Hermitage, un lieu qui n’est pas uniquement dédié à l’accueil de personnes en difficulté et qui au contraire, est en grande partie financé par une activité de séminaire pour des entreprises. Produire de manière responsable est un enjeu que l’on peut traiter de diverses manières. C’est aussi ce que me dira Anne-Sophie lorsque nous évoquons la diversité des activités proposées par un lieu, mais aussi les sources de revenu à imaginer pour ne pas dépendre uniquement de subventions et de fonds publics.
J’en aurai confirmation tout au long de cette belle journée : il y a un engouement réel pour ce nouveau format de partage et d’intelligence collective. Aucune norme ne limite les projets. Aucune voie ne semble tracée pour celui qui voudrait se lancer. Pourtant de nombreux ateliers couvrent à peu près tous les sujets du fonctionnement et de l’ambition des tiers-lieux. Ce monde est celui de l’ouverture, du possible ensemble et de l’inattendu.
Alors quand vient le temps d’une pause déjeuner prise sur des tables de réfectoire, quand je me retrouve à vanter l’excellence gustative de ce risotto de coquillettes façon retour à l’enfance agrémenté d’une crème d’avoine infusée au thym (oui je peux m’adapter à toute culture culinaire), je t’avoue que le marketing me parait d’une totale futilité (au moins pour ces gens). Un ange passe. J’avale mon mini muffin au chocolat et je me tourne vers Sandrine, qui s’est invitée en douceur et fort à propos. Elle et sa coéquipière viennent de Bordeaux. Sandrine fait du conseil en stratégie des organisations et elle a déjà trois tiers-lieux à son actif. Bravo !

Si ce qu’il faut comprendre de son expérience, c’est qu’il est possible de faire tiers-lieux et d’y trouver un revenu. Il est possible de mélanger (si j’ose dire) une mission sociale et une profitabilité minimale mais réelle. L’aventure reste orientée vers et pour autrui sans qu’il ne soit question de renoncer à soi. Aider les autres, sans se retrouver sur la paille, fut-elle bio. Le sourire revient sur mon visage, à temps pour goûter aux rayons du soleil de Lorraine.
Faire ensemble, imaginer des solutions à certains problèmes de notre société, développer de nouveaux concepts dont l’impact serait positif, est compatible avec une vision responsable du partage de revenus. Mais dans cette vision nouvelle de l’économie, il y a tout de même des rémunérations, et le succès se compte aussi en nombre de salariés employés par un tiers-lieux. D’ailleurs, les appels à projet de type Deffinov, les soutiens des régions et des collectivités, sont orientés par l’impact direct sur l’emploi dans les territoires.
Comme me le confiera Stéphane, chercheur de Nancy venu à la rencontre de cette « nouvelle économie », il faut pouvoir mesurer la valeur créée par ce modèle. Pas évident qu’il ait réellement les moyens de se substituer aux organisations capitalistes ou étatiques actuelles. Et si l’on considère que l’Etat devrait impulser ce mouvement, il faudrait vraiment mettre davantage de financement sur la table pour amorcer les projets et les faire grandir. Pour l’instant on est plutôt sur du micro impact ! Certes le tiers-lieux n’est pas orienté résultats avant tout, mais cela ne l’affranchit pas de la recherche d’un impact conséquent. Le nombre de personnes impliquées et rémunérées est encore anecdotique. La valeur créée est également très faible. Nous n’en sommes qu’au début. Il y a beaucoup à faire. Ensemble.

C’est pourtant avec un optimisme raisonnable que Anne-Laure, la directrice générale de France Tiers-Lieux, anime les tables rondes ou les ateliers. Convaincue que le financement public est un plus, un accélérateur pour les projets et non une raison d’être. Une opinion que partage Annick, que je retrouve avec bonheur. Annick porte depuis plusieurs années le magnifique plateau fertile de Roubaix (aussi connu sous le nom de fashion green hub), dédié au textile engagé et durable et va très prochainement le dupliquer à Paris (et peut-être ailleurs plus tard.
Si tu as l’opportunité de visiter un tiers-lieux, garde en tête que le commun est ce qui réunit celles et ceux qui font ensemble. Leur unique objectif, finalement, est de réussir à faire ensemble. Parce que le lieu est conçu pour créer le débat, pour innover, pour voir les choses autrement, pour former aux métiers d’avenir, pour transmettre ou redécouvrir les savoir-faire d’hier. Mais l’histoire ne sera belle qui si tu deviens l’un d’entre eux, même pour un court instant. Tu laisseras tout derrière toi, en entrant, et tu retrouveras le goût d’apprendre sans autre objectif que d’apprendre. Ensemble.
Le tiers-lieux est apprenant et créateur du commun.