Hier. Pas her, hier. Pendant tout ce temps, j’ai cru, nous avons cru, que nous étions des êtres dotés d’une certaine intelligence. J’ai cru, naïvement, que mon cerveau et l’usage parcimonieux que j’en fait, me permettaient de vivre dans l’insouciante illusion du savoir et du comprendre. Et puis, il y a eu cette conférence organisée dans un amphi historique de Sciences Po. Et tout a basculé.
Plus tard, comme reprenant conscience après un coma sans temporalité, je me suis retrouvé assis sur une banquette de bistrot, à côté d’Astrid. Elle terminait les pages de son livre, et je sentis qu’il y avait là deux forces qui luttaient en elle : la volonté de savoir le mot de la fin et la peur d’en terminer avec cette histoire. Paradoxe de l’humain qui veut découvrir le futur mais le redoute tout autant. Tu sais, Astrid, la fin est souvent le début d’autre chose…
Mais revenons en arrière. Après tout c’était hier.

Merci Matthias Vicherat et Jean-Pierre Berthet pour l’invitation à la réflexion sur le thème incontournable de la nécessaire prise en compte de l’intelligence artificielle dans le monde de l’enseignement supérieur.
Tu voudrais savoir ce qui c’est dit, toi qui n’étais pas sur les bancs de l’amphi. Tu me renvoies ainsi à mes années de fac, où j’étais plus souvent celui qui demandait les notes de cours aux autres, que l’inverse… bref !
Chacun.e des 5 intervenants ont apporté leurs lumières respectives sur l’invasion redoutée de ChatGPT 4 et de ses petits camarades. Le sentiment général, pourrait s’exprimer comme réunissant à la fois le constat que la révolution a déjà eu lieu, et que le déni n’est pas de circonstance, et l’envie de refuser la soumission au dictat des puissances digitales américaines.
D’abord, nous devrions mieux nous préparer, mieux nous former, mieux travailler ensemble pour exploiter correctement la puissance de l’intelligence artificielle d’un nouveau genre : celle qui exploite massivement l’information pour nous dire quoi et comment penser. Parce que si la connaissance est amalgamée, unifiée, standardisée, elle l’est forcément via des biais importés par les humains qui la conçoivent. Or nous avons encore notre esprit critique. Nous pouvons nous en servir pour réfuter la pensée unique crachée par une IA. C’est en substance le propos tenu par Alain Goudey, Il y a urgence à mieux comprendre, à analyser plus vite les capacités et les limites des outils de ce genre dont de nouvelles versions ou variantes arrivent sur nos rivages comme des vagues sur la grande plage de Biarritz. Si tu n’y prends garde le prochain rouleau va te ramener jusqu’au bord comme un fétu de paille soufflé par le vent de l’Arizona.
Pourtant, si l’on veut élever le débat de deux ou trois crans, comme le propose gentiment la brillante Asma Mhalla, il ne faut pas tant s’intéresser au quoi ou au comment, mais se concentrer sur le qui.
En effet, qui nous impose ces intelligences artificielles ? Pourquoi acceptons-nous d’en être les testeurs innocents ? Comment ne voyons nous pas que chaque usage, nourrit la bête et renforce le pouvoir d’OpenAI (par exemple) ?
Si demain, nous répondons à une question en nous contentant de la réponse de mon Chat, nous dirons tous la même chose, nous serons tous d’accord, et ce que nous dirons aura été façonné par… des américains, avec leur vision du monde pour le moins étriquée, et leurs ambitions politiques à peine masquées. Nous servirons alors leur cause, en leur offrant nos idées, nos informations, notre si précieuse Data. Nul besoin de surveiller nos comptes sur les réseaux sociaux ou nos recherches sur Google, nul recours au RGPD, nous deviendrons des victimes consentantes. Cette impression d’être une souris à la merci des gros chats, me fait frissonner. Brrr…

Heureusement, l’immense Dominique Boullier, veille sur nous. J’écris immense, tant il apparait en plein écran derrière les autres intervenants présents sur l’estrade. Son regard malicieux, son language vif, nous invitent à la lutte. Nous devons, nous pouvons, exiger que les outils soient d’abord testés en laboratoire. Nous ne sommes pas les cobayes de l’IA des cowboys ! Dans toutes les industries, et notamment la pharmacie, nous avons imposé des règles strictes avant la diffusion sur le marché. Imaginer une autorisation de mise sur le marché des outils nourris à l’IA, est-il possible ?
Pourquoi pas !
C’est ensemble, par des collaborations entre professionnels, entre professeurs ou intellectuels, entre praticiens et experts de l’intelligence, que nous devrions tester les outils et définir leurs conditions d’usage. Si nous ne voulons pas du modèle écrasant les emplois du futur par la soumission aux agents de l’intelligence artificielle, réduisant 80% de la population à l’ignorance technologique et donc à la dépendance économique, et dictant les règles d’un futur sombre, nous devons le dire, haut et fort. Asma Mhalla nous y invite. Il n’y a aucune raison pour que le monde soit aux mains de quelques hurluberlus dotés de milliards tombés dans leurs poches en même temps que nos données personnelles.
Comment réorganiser le domaine de la lutte ?
J’écris ce texte sans assistance. Avec ce qui me reste d’hier, aujourd’hui. Dans ma mémoire incertaine et émue par le charisme d’Asma et la sagesse de Dominique. Il nous reste, il me reste des convictions !
Dans mes cours je n’ai pas une obsession de la réponse ! J’ai une obsession de la conviction ! Dans le futur de notre intelligence, nous devrons nous dépasser et pas seulement en appeler à nos forces animales !
Asma Mhalla

Nous n’avons aucune obligation de répondre à toutes les questions. Tu comprends ? Perçois-tu l’immensité du changement que cette phrase minuscule promet ?
Imagine un monde, dans lequel tu ne serais pas obligé d’avoir la réponse. Tu dirais, comme je l’ai tellement souvent dit à mes filles (oui je vous aime) : « si on te le demande, tu diras que tu ne sais pas ! »… #philosophie #fururiste
La météo de demain ? tu ne sais pas !
Le score du match ? tu ne sais pas !
L’auteur de cette chanson qui te trotte dans les oreilles ? tu ne sais pas !
Pourquoi Zola n’est-il pas mort dans une mine de charbon ? tu ne sais pas !
Qui étaient les 7 nains ? tu ne sais pas non plus…
Ah quelle joie, quel bonheur ! La liberté retrouvée, enfin, de ne rien savoir… j’adore cette idée qui me vient comme on tond sa pelouse au printemps. Tu n’as pas idée de l’impact énorme de cette révélation. Imagine toi répondre à tes clients que tu ne sais pas. A tes amis, que tu ne sais pas. Et eux, si fiers d’agiter leurs doigts sur l’écran de leur smartphone, à la recherche de cette réponse qui te clouera le bec, pensent-ils. Magique sera ton sourire ! Enigmatique même !
Tu ne sais pas, et tu t’en fous. Tout le monde s’en fout. Et c’est le bonheur de l’enfance, de la naïveté originelle, retrouvé.
Bon, évidemment, le ou la prof ne sera pas content. A moins que… A moins que l’on modifie sa mission. Qu’il ou elle retrouve son métier, qui n’est pas d’apprendre à l’autre mais de révéler chez lui, le talent, les talents, à commencer par l’expression claire et intelligible de la singularité de ses convictions.
Tu le sens en lisant ces mots, du moins je l’espère, cette conférence m’a bouleversé. J’en suis tout à tour anéanti et renouvelé, fort d’une énergie inconnue des machines, faible devant mon incroyable et magnifique ignorance.
Désormais, je laisse le savoir aux machines, et je me (re) concentre sur mon impertinence !
Et justement, je dis à Astrid, que je ne connais pas encore, que moi non plus je n’aime pas terminer un livre, comme je n’ai pas aimé quitter cette conférence brutalement achevée par un ‘il y en aura d’autres ». Elle me regarde presque timidement. Elle se lève. Elle ne boira pas une autre bière. Le livre est fermé, remis dans son sac. Elle part sans même me dire au revoir.
Bonjour tristesse !
PS : le premier métier annoncé disparu suite à l’invasion de mon Chat, est celui de … rédacteur. Tu le crois ?…