Tu hésites entre des tonnes d’images qui se pressent dans ton esprit vacancier : les sardines du vieux port, celles que tu viens de quitter dans le métro parisien pour les retrouver sur la plage ou encore celles qui s’entassent dans des meetings annonçant la fin d’une ère et le début du n’importe quoi.
Mais les sardines de Porto, ont un tout autre goût me déclare Karine, partie loin de ses bases alsaciennes à la rencontre du choc culturel. Elles sont présentées dans des boutiques colorées où la mise en scène des boites est hyper travaillée, jusqu’à te faire chercher celle qui porte ton année de naissance. Pourquoi ? Voudrais-tu goûter des sardines du vingtième siècle ? bof…
La scénarisation de l’expérience crée des émotions, un sentiment de bien-être instantané que nous fournit en réponse reptilienne notre cerveau préhistorique. Nous sommes dans le confort visuel, olfactif et pourquoi pas auditif (vas-y lance la chanson dans ta tête…) et aussitôt, nous sommes réceptifs au discours sympathiquement commercial d’un point de vente, qui n’a d’autres objectifs que de fourguer des tonnes de boites aux visiteurs d’un jour. Marketing sensoriel ou expérientiel en action, à toi de choisir.
Alors se pose la question du pas de côté. Si tu sors la tête un instant de cet endroit où l’expérience est lubrifiée à souhait, que se passe-t-il ? D’une seule respiration, telle la sardine remontant à la surface, trouvant une ouverture des les mailles du filet d’un chalutier vorace, tu oxygènes tes neurones et tu es saisi d’un doute : ça pue l’arnaque dans ce rade, non ? Voilà ! Ton cerveau a retrouvé un brin de lucidité qui te prévient que l’achat de boites de sardine n’est en rien indispensable, sauf à t’imaginer construire un souvenir rocambolesque autant que typique, digne de combler les silences de ton prochain diner entre amis de la rentrée post séjour à la mer. Car pire que tout, tu le sais en y entrant, ce souvenir sera poisseux, construit sur des biais cognitifs puissants qui justifieront à la fois ta niaiserie gentille de touriste prêt à encourager l’économie locale, et les 25 euros dépensés pour un lot de 3 boites de sardine qui feront tache dans ton sac puis dans ton placard de cuisine.
L’expérience joue sur nos sens, comme le boulanger Paul l’a compris il y a longtemps pour nous vendre du surgelé hors de prix. L’expérience est désormais partout et chaque enseigne, chaque magasin la travaille selon les goûts (si j’ose l’écrire) de sa présumée clientèle. De la à te dire, Karine, que l’on a les expériences qu’on mérite, il y a un pas de géant que je ne franchirai pas…
Néanmoins, le marketing est là pour te raconter des histoires auxquelles tu crois. C’est ta décision, et seulement la tienne, de croire qu’il faudrait manger des sardines à Porto, parce que tu penses encore que ton voisin portugais les fait griller sur son BBQ dès que la température dépasse les 25 degrés. Fantasme culinaire ou cliché culturel, dès lors que tu y crois, pourquoi devrai-je me priver de te raconter la fantastique aventure des pêcheurs du Portugal, en la glissant dans l’huile de boites colorées (elles aussi) ?
Je te raconte ce que tu veux bien entendre. Ou dit autrement, l’histoire est constituée de mots clés qui déclenche en toi, émotions, sensations et instants mémorisés, selon tes propres expériences et ton interprétation personnelle. L’histoire est ce que tu en fais et est donc différente d’une personne à l’autre, bien qu’ayant la même trame et les mêmes personnages. Le sens de l’histoire est le tien. Alors, il n’est pas très raisonnable de porter la responsabilité de ta crédulité sur les autres, les conteurs.
Oui mais, les gens comme moi sont nombreux et nous étions serrés dans cette boutique, me feras-tu remarquer !
A cela je te réponds que c’est justement le principe de l’histoire bien racontée : elle rassemble les gens qui y croient, et figure-toi, si cela peut te rassurer, que tu n’es pas le ou la seule à porter les mêmes références, les mêmes signaux ou valeurs qui t’ont attiré dans celle-ci. Oui, l’histoire est fédératrice. Oui, elle incite à voir dans les yeux de celles et ceux qui la partagent, les mêmes valeurs, les mêmes envies ou dégouts, et au final la même envie de la projeter sur des achats, pour l’unique motivation de faire partie d’un communauté, et à la fin, de faire partie de l’histoire.
L’huile des sardines est ce lien fluide entre tous les visiteurs de ce magasin de Porto. Tu en as sur les doigts, tu en auras dans ton assiette et c’est exactement pour cela que les sardines seront inoubliables : elles ont ce petit truc en plus que tu auras ha^te de nous raconter…
L’expérience est une aventure émotionnelle qui se propage. Nous, les humains, avons appris à les vivre et à les inscrire dans le temps. En les dessinant dans des grottes, en les écrivant dans des livres, en les filmant sur nos smartphones, nous espérons laisser une trace, comme pour dire aux autres, ce que nous sommes encore.
Bon voyage Karine ! Et vive les sardines !



