Karine me pose la question en conclusion de son reportage ému d’une édition de l’Eurovision qui nous aura permis d’applaudir l’Ukraine sans trop de risque : à force de tenter de plaire à tout le monde, la musique européenne est-elle devenue inaudible ?
Certes, nos amis bretons ont terminé leur course sans un souffle comme encalminés au fond de la rade, mais que penser des groupes et autres pseudo talents de la chanson qui se vautrent joyeusement dans un concert uniforme et dénué de toute originalité musicale ?
Je n’aime pas l’Eurovision, je te le dis tout de suite. Et maintenant revenons à la question cruelle : vouloir plaire est-il le début de la fin ? Oui Karine, et je le l’affirme sans chercher à te séduire ici. L’illusion de la séduction est dans le nombre. Séduire une personne, voire plusieurs, est à la portée de l’être humain comme de l’entreprise. Le problème réside dans le passage à l’échelle. Plus tu montes en volume, et plus tu deviens inaudible. Pendant 50 ou 60 ans, les consommateurs étaient à l’écoute des marques et cherchaient à identifier un mot ou une image plaisante dans un ensemble de messages qui leur étaient destinés. Aujourd’hui, ils sont prêts à tout pour ne plus rien lire ou ne plus rien entendre. Leurs oreilles sont protégées par des bouchons, comme s’il était possible d’échapper à la pression sauvage des annonceurs. Capter leur attention, avoir leur oreille, est devenue une mission impossible pour les équipes marketing (sauf à être Tom Cruise lui-même, tu le sais, tu ne touches qu’une infime partie de ton audience potentielle).

Alors on braille !
Chanter n’est pas donner à tout le monde. Ecrire un texte qui porte une idée, et pourquoi pas une certaine vision du monde, est plus compliqué que de conter sa déception sentimentale, ou sociale. Et pourtant, dans le marketing, les contenus sont aussi lisses et peu inspirants qu’une performance à l’Eurovision. Ecrire la même chanson pour tous les candidats serait une solution radicale. Seule l’expression, l’interprétation compterait, gommant ainsi les disparités sonores dues aux langages utilisés, et les piteux effets de scène ou de costumes imaginés par des coachs en conformisme international de premier plan. Que ce que nous croyons être une culture européenne trouve son expression dans ce concours aussi mièvre que Stéphane Bern, est un symbole de notre goût supposé pour l’uniformité. Etre européen, est-ce être intégré dans une grande fête commune ? Etre intégré, est-ce tenter séduire tout le monde ?
Il me semble qu’il est préférable d’être reconnu, d’avoir de la personnalité, du caractère que d’être comme tout le monde. Il me semble aussi qu’être « comme avant » n’est pas davantage une option que de copier ce que les meilleurs font (ou ont fait). Tu voudrais être ABBA, mais tu ne le seras pas. C’est trop tard. Alors tu remontes sur scène, année après année, en essayant autre chose. Comme tout le monde. Ce qui fait la difficulté du marketing comme du reste, c’est que les bonnes idées sont rares. Moins que les bonnes chansons mais trop rares tout de même. Tu vois Karine, je me demande en te répondant si certains marketers ont déjà eu une bonne idée. Après tout, certains chanteurs n’ont jamais produit une seule bonne chanson, ne crois-tu pas ? Tu me répondras que cela dépend de l’audience examinée. Si tu l’observes à l’échelle du village natal de nos bretons, il s’agit d’un triomphe. Si tu te déplaces au niveau européen, le barde finira ligoté dans l’arbre et tout le monde passera au plat suivant.

En marketing aussi la qualité d’une idée se jugera sur l’engagement qu’elle génère. Une audience qui la partage généreusement et qui suscite une adhésion, au-delà d’un premier cercle de fans conquis d’avance, peut signifier un succès. Sans audience, sans public, l’idée (le concept marketing) ne prouvera pas son efficacité, ni sa justesse. Or quelle est la taille idéale pour l’audience ?
Difficile de répondre sans connaitre le contexte, les objectifs que l’on se fixe. Et c’est la raison pour laquelle, nous devrions être modestes. Chercher à séduire une audience précise, limitée, et adaptée à nos enjeux. Voir plus grand, espérer toucher un public nombreux est légitime, mais risqué. Pas tant pour les efforts à fournir pour diffuser un contenu largement, que parce qu’il faudra forcément revoir le message, et la chorégraphie, pour tenir compte des cultures, des comportements et des usages différents. Plus nous visons large, plus nous cherchons à être compris de trop de gens à la fois. Le marketing de masse nous a habitué au constat d’échec qui veut qu’un petit pourcentage de l’audience visée sera effectivement réceptive. Avant, ce n’était pas si grave, puisque l’audience était le plus souvent captive (capturée par les media), et le résultat était, disons, acceptable. Aujourd’hui c’est autre chose. L’audience n’est plus disposée à entendre n’importe quoi. D’où l’importance de la personnalisation, de la définition de personae, pour parler moins mais mieux.
Or l’Eurovision n’évolue pas. C’est un concept « so 80 ». Réunir des dizaines de millions de gens pour applaudir des chansons que personne ne comprend. Magnifique ! Pas étonnant que tu penses que c’était mieux avant. Avant, les chanteurs chantaient pour toi, Karine. Aujourd’hui, ils braillent pour l’Europe entière (à 27 et plus si affinité dans 15 ans).
Et soudainement, je réalise que marketing de l’euro, pourrait être un marketing euro, nous rapprochant ainsi du ZERO… Curieux de ne pas l’avoir vu plus tôt ! Tu en penses quoi ?
#onenparle mais avant cela écoute : Tombé du ciel de Jacques Higelin… : https://youtu.be/w_ABFExKCBw
C’est cadeau ! Merci à toi pour l’inspiration.